LE FESTIVAL DU VOYAGEUR VEUT REPENSER LE FORT GIBRALTAR DE FOND EN COMBLE

Après un accident qui a mené au démantèlement des palissades du Fort Gibraltar, le Festival du Voyageur a décidé de réfléchir à l’avenir du site. Le projet a rapidement pris une ampleur inattendue.

Le 31 mai 2023, une passerelle s'est effondrée au Fort Gibraltar durant une visite scolaire. Dix-huit personnes, principalement des enfants, avaient été transportées à l'hôpital. Trois des victimes ont, depuis, lancé des poursuites judiciaires qui se trouvent toujours devant les tribunaux.

Lors de l’assemblée générale annuelle (AGA) d’octobre 2023, le président du Festival de l'époque, Eric Plamondon, a annoncé que les palissades qui entourent le fort seraient démolies, ce qui a créé des mécontentements. Il a aussi annoncé que des consultations auraient lieu au printemps 2024 sur l’avenir du fort, ce qui n'a pas été le cas.

Le Festival du Voyageur de 2024 s’est déroulé dans un fort entouré d’une simple clôture en bois.

Finalement, cet été, un comité-conseil, composé de la directrice générale du Festival, Breanne Lavallée-Heckert, ainsi que d’un employé du Festival, Colin Mackie, de la juriste Aimée Craft, du directeur général du réseau compassion, Dan Lussier, d'une professionnelle des communications, Irina Ivanov Bissonnette, de l’architecte Jacques Vrignon, du comptable Mathieu Jubinville, d'une cadre en assurances, Monique Maynard, et de la spécialiste du tourisme Nathalie Thiessen, a été formé pour se pencher sur l’avenir du fort.

Breanne Lavallée-Heckert affirme que le comité s’est déjà rencontré plusieurs fois pour chercher à élaborer un cadre de consultations qui regroupe toutes les perspectives de la communauté.

Une représentation physique de la relation avec les Autochtones

On ne peut pas parler de [l’histoire de la traite des fourrures] sans l'engagement et les perspectives autochtones qui ont vraiment formé cette histoire. Alors, pour nous autres, c'était vraiment de s’assurer que la vision du Fort Gibraltar dans le futur, ça reflète la perspective autochtone, poursuit la directrice du Festival.

Il faut aussi tenir compte de la perspective des habitants du quartier et des écoles du coin. On a remarqué il y a plusieurs années qu’il y a très peu de terrains de jeu à Saint-Boniface. Alors il s’agit d'inclure ces perspectives-là aussi. Est-ce qu'on veut voir un terrain de jeu au parc Whittier qui est inspiré par le Festival?, dit Breanne Lavallée-Heckert à titre d'exemple.

Elle utilise le concept des cercles des responsabilités pour illustrer la portée des consultations. Il faut imaginer des cercles concentriques, avec au centre, le Festival du Voyageur.

Ensuite, autour de nous, nous avons nos groupes communautaires, qui nous soutiennent vraiment, comme les Voyageurs officiels, la Brigade de la Rivière-Rouge, les Vieux Loups, tous ces groupes qui font vraiment partie de la gouvernance du Festival et définissent qui nous sommes, poursuit-elle.

À cela s’ajoutent un cercle représentant les groupes francophones, ensuite un autre, avec des partenaires autochtones, suivis de la Ville, de la province et même du pays. C'est vraiment ça, la tâche du comité, élaborer un processus de consultation en anglais, en français, à travers beaucoup de communautés. Ça prend du temps, résume la directrice du Festival.

Quant à sa vision pour le lieu, elle souligne le rôle essentiel du Festival, et donc du fort, dans l’éducation des jeunes. Il accueille plus de 10 000 élèves par année, rappelle-t-elle.

C'est un chez-nous, vraiment. Puis, c'est un chez-nous qu’on partage avec la communauté autochtone […] C'est vraiment ça, le fort, c’est une représentation physique de cette relation. C'est pourquoi c'est tellement important de garder le fort, ajoute la directrice du Festival.

Le fort, objet de son époque

Le chef du département d'histoire du théâtre et d'études des performances à l’Université de Washington, à Seattle, Scott Magelssen, étudie les reconstitutions historiques et les reconstructions historiques. Il n’a jamais été au Fort Gibraltar, mais il s’est penché sur divers forts similaires en Amérique du Nord.

Il explique que ce genre de reconstruction historique est devenu à la mode au milieu du 20e siècle, propulsé par des facteurs tels que l’automobile, la culture hippie et une série d’anniversaires historiques importants pour la fondation des États-Unis et du Canada.

Il y avait un intérêt renouvelé pour le passé, une espèce d’époque plus simple, de culture d’avant la révolution industrielle, indique le professeur.

Les forts étaient le véhicule parfait de cet intérêt, poursuit-il : Les palissades, les grandes portes, les remparts, c’est comme des châteaux, mais au milieu du continent américain. Ils sont en bois, ils ont cette sorte de qualité rustique ou brute.

Si le fort américain classique que l’on retrouve dans les films de cowboys des années 1960 renvoie plutôt aux guerres de colonisation contre les peuples autochtones, les forts de l’époque de la traite des fourrures ont une signification plus nuancée, selon Scott Magelssen.

Les forts de la traite de la fourrure sont différents parce qu’ils sont des lieux qui interprètent non seulement la destinée manifeste des colons et la protection contre le danger, mais aussi la traite et les relations interculturelles entre peuples autochtones et voyageurs, fait-il valoir.

Les reconstructions historiques sont des reflets de leur époque, rappelle l’historien. Le Fort Gibraltar a été construit en 1978. Scott Magelssen explique qu’à ce moment-là les historiens s’intéressaient à raconter l’histoire du contact entre cultures, des relations entre colons et peuples autochtones.

Outrepasser l’exactitude historique

Si les forts comme le Fort Gibraltar sont souvent présentés comme des reconstructions historiques exactes, autre vestige de la pensée muséologique des années 1960 et 1970, ils le sont rarement, note Scott Magelssen.

Cependant, il ne croit pas qu’il faille abandonner la volonté d’offrir la possibilité de découvrir comment les choses étaient. Il croit qu’il faut plutôt montrer ou expliquer aux visiteurs quels choix ont été faits quant à l’interprétation historique.

Il pense que les visiteurs d’aujourd’hui s’intéressent à voir la main du conservateur, cette idée que nous ne voyons pas un aperçu d’une culture, mais que nous voyons plutôt le processus de sélection des conservateurs et des commissaires.

Une exposition est plutôt explicitement un ensemble de choix du conservateur, plutôt qu’un ensemble de faits. Est-ce qu’il y a moyen de faire ce genre de choses avec une reconstruction historique? Je serais très intéressé de voir si ce serait possible, dit le professeur.

L’avantage d’une telle approche serait la possibilité de raconter une histoire plus grande. Une reconstruction historique toute simple est le reflet d’une époque très précise, soit de 1810 à 1816 dans le cas du Fort Gibraltar. Or, celui-ci se trouve dans un endroit qui a des milliers d’années d’histoire.

Pourquoi isoler ce moment-là pour les visiteurs, alors que le site est extraordinaire parce qu’il y a aussi l’histoire d’avant la colonisation, demande Scott Magelssen. Il donne l’exemple du Parc historique de Blackfoot Crossing, en Alberta, un lieu qui a su faire remonter les visiteurs à des milliers d’années d’histoire.

S'il est possible que certains visiteurs soient déçus de perdre l’occasion d’entrer dans un monde où ils peuvent voir, sentir et toucher le passé, il croit que des approches avant-gardistes restent compatibles avec une expérience sensorielle.

Je crois que les visiteurs sont assez intelligents pour avoir des expériences complexes, à plusieurs niveaux, où ils ont plusieurs différentes histoires dans leur tête en même temps, et ils s’intéressent à ces récits qui sont parfois en conflit les uns avec les autres, affirme Scott Magelssen.

Je crois que le Fort Gibraltar se trouve à un moment très intéressant où ils ont toutes ces possibilités devant eux. Est-ce qu’ils reviennent à la manière dont ils faisaient les choses depuis 1978? Ou est-ce qu’il s’agit d’un cadeau qui leur permet d’évaluer ce qu’ils veulent être pour les 50 prochaines années?

Ces murs-là, ils ont des histoires

L’architecte paysagiste métisse de la firme Narratives Inc. Desirée Thériault souligne que le Festival du Voyageur a toujours été pour elle une célébration de la culture métisse et un grand moment de fierté.

Elle est heureuse de savoir que la réconciliation sera au centre des consultations sur l’avenir du fort et rappelle que celle-ci concerne à la fois l’objet fini et le processus de conception. En ce qui concerne le processus, il faut incorporer des voix qui n’ont pas été écoutées, dit-elle.

Quant au Fort, elle a accepté, à la demande de Radio-Canada, d’imaginer certaines manières dont il pourrait incorporer des perspectives autochtones.

Avant tout, elle souligne qu’il n’est pas question d’effacer l’histoire du Festival. Ces murs-là, ils ont des histoires, et ça, c'est important à marquer. Mais pour l'avenir du site, je pense que c'est important de voir comment ces murs ne [constituent] pas la seule histoire. Le fort, ce n’est pas la seule histoire, explique-t-elle.

J'imagine vraiment un chemin autour du fort qui explore, peut-être, des segments du mur ancien et des œuvres d'art qui sont interposées entre elles. Ou encore la réutilisation des murs interprétés par des artistes autochtones, poursuit-elle.

Lorsqu’elle regarde le fort, elle voit aussi beaucoup de potentiel pour des arbres. Il y a beaucoup de soleil. […] Des arbres peuvent aussi construire un mur, ils peuvent aller autour de l’empreinte du vieux fort.

Quand on pense aux peuples autochtones ou au peuple métis, leur empreinte, c'était souvent avec les plantes. Les plantes disaient : "Un trajet a été suivi par un peuple ici ou un peuple là." Quand les voyageurs sont venus au Canada, ils n’ont pas été capables de voir ces empreintes parce que ce n’était pas quelque chose qui était en Europe.

Elle note qu’une approche qui prône la réconciliation est entièrement compatible avec la joie de vivre qui caractérise le Festival.

Les festivaliers pourront faire part de la vision qu'ils ont pour l’avenir du fort lors du Festival du Voyageur en 2025, selon Breanne Lavallée-Heckert. Il s'agit de la première étape dans les consultations promises.

Elle s’attend à ce qu’il soit possible de les présenter au public lors du festival de 2026. Un plan de développement concret devrait être prêt d’ici trois à cinq ans.

2024-11-27T12:11:40Z